mercredi 2 mars 2011

"Extension du domaine de la manipulation" Michela Marzano

L'exploration  de l'aliénation au travail ne peut faire l'obstacle de cet ouvrage intéressant de Michela Marzano "Extension du domaine de la manipulation" dont le sous titre: "De l'entreprise à la vie privée" nous renseigne d'avantage sur le sens.

Selon l'auteur, l'aliénation au travail, dans l'entreprise contemporaine aurait changé de nature à la faveur du passage d'une entreprise autoritaire et paternaliste à une entreprise totalitaire.

Dans le premier modèle d'entreprise, qui existe encore aujourd'hui, la notion du bien et du mal est dictée par en haut. Le message est claire, le travailleur aliène sa personne au profit de l'employeur. Sa façon de travailler, la cadence etc...sont fixées par la nécessité de réaliser des gains de production. L'employeur est l'ennemi commun contre lequel la communauté des ouvriers se solidarise. Simon Weil, la philosophe en a fait l'expérience. Cette solidarité est nécessaire pour ne pas se sentir "humilié".

Dans l'entreprise totalitaire, l'ennemi n'est plus déterminé avec précision. Ce glissement a été favorisé par une atténuation de l'autorité dans une société post-68. Du taylorisme, fonctionnant sur la contrainte extérieure et imposé par un contre-maître, nous sommes passés au toyotisme, où la contrainte vient du groupe. Aujourd'hui nous sommes dans un modèle encore plus individuel. L'individu est appelé à se manager lui-même, de façon parfaitement autonome afin de devenir lui-même. Pour cela, l'entreprise totalitaire lui propose un coaching, pour être lui-même c'est-à-dire authentique. Elle proposera aussi des chartes éthiques, pour que l'employé ait le sentiment qu'il travaille pour une organisation pourvoyeuse de sens. Enfin, elle lui proposera de développer son "employabilité" pour qu'il puisse facilement réaliser son "projet professionnel".

Mais ces moyens mis à disposition sont accompagnés d'un double langage. L'entreprise valorise l'autonomie et l'authenticité de la personne, mais les objectifs de profits restent les mêmes. Les chartes éthiques apportent du sens? Mais, l'éthique de ces chartes vise à conformer l'individu aux impératifs financiers. En bref, un comportement éthique est un comportement économiquement bénéfique pour l'entreprise. En réalité, l'entreprise prétend que la réussite économique de l'entreprise est la base même de l'épanouissement du salarié. L'entreprise totalitaire ne considère pas l'homme pour ce qu'il est mais pour ce qu'il représente pour l'entreprise: une unité de production dont le solde doit toujours rester positif. Mais, alors que l'entreprise autoritaire ne demandait pas le consentement du salarié à cet asservissement, l'entreprise totalitaire veut ce consentement. Elle s'immisce ainsi dans l'intimité de chacun de ses membres pour "favoriser" ce consentement. Dès lors, certains salariés ne peuvent se dégager des obligations de leur travail une fois rentrés chez eux. L'entreprise développe l'employabilité? Mais c'est pour préparer le salarié à la fin de sa relation de travail. En cas de crise, l'entreprise aura renvoyée sur le marché un travailleur "employable", elle aura donc rempli son contrat moral.

Cette extension du domaine de la manipulation (et du management) se fait en s'appuyant sur un langage culpabilisant pour le salarié puisqu'il est rendu responsable de ses réussites et de ses échecs. Sinon, pourquoi le coaching? L'individu est aujourd'hui perçu comme "pouvant tout faire", un individu qui veut se réaliser, être lui, qui connaît ses désirs. C'est un être fort, un titan. Il est en même temps perçu comme extrêmement fragile. C'est un individu nomade, en quête de son identité. Il a intériorisé les dires des jansénistes et des puritains: "le moi est haïssable" (Pascal). Cyniquement, ses passions incontrôlées servent la richesses des peuples. La réussite ou l'échec, il ne le doit pas à lui-même et quand bien même ce serait le cas, ils reflèteraient sa part haïssable. L'individu isolé est plus que jamais tout puissant et impuissant. Privé d'ennemi, privé de figure d'autorité (même imparfaite) il ne peut que s'en vouloir à lui-même. Il alterne entre l'être et le néant, inconsistant. Il n'y a plus d'altérité, il est seul.  Ce système est fondamentalement pervers et asservissant.

Dans cette optique, la culpabilisation est insoutenable lorsque les épaules sont trop faibles pour le porter. Mais la tentation est forte de faire les choses sans l'homme. Au fond, le dernier obstacle au profit c'est l'homme. Or il a été établit (et c'est ce que tente de démontrer l'auteur) que la loi du marché est bonne mais l'homme est mauvais. S'il faut choisir entre les deux? Cela est fait.

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