mardi 7 juin 2011

Pièce de théatre: le monologue du consultant

(Salle presque vide, tableau détaché du mur, un homme assis, les bras sur les genoux devant son téléphone, table, chaise)

(Le téléphone sonne) Allo? Euh...Gérard Mooz au téléphone! Mooz, oui, non...pas Looz, Mooz. Oui, c'est ça ...oui,oui,oui... je suis consultant.... en quoi? Ben euh - aparté: en tout, en astrologie, en chiromancie, en philosophie, en morphologie, en fais-voir-ce-que-tu-bouffes-je-dirai-qui-tu-es...en comment faire correctement l'amour à sa femme pour éviter les scène de ménage etc...- en quoi? Eh bien en organisation, oui? C'est trop simple? Ah oui, non je voulais pas vous parler en langage technique propre aux « gens du métier », mais, nous disons : « Consultant en stratégie des organisations, gestion du changement et ingénierie des ressources humaines ». En quoi ça consiste? Eh bien si vous avez un problème dans ce domaine (ou ce « field » pour les initiés), on vous le règle. Non, nooon, ne vous inquiétez pas, on vous le dira si vous avez un problème.... il suffit que vous le sentiez, vous allez chez le consultant et lui il vous dira de quoi vous souffrez. Compris! Par exemple j'ai eu un client dont les collaborateurs étaient intenables, il ne pouvais pas demander à sa secrétaire de lui taper une lettre sans qu'elle se mette en arrêt maladie, figurez-vous pourquoi? Eh bien parce que sa femme le trompait avec son adjoint! Eh oui! L'adjoint voulait prendre sa place c'est tout! Comme dans cette entreprise où le bâtiment s'est fendu en deux après le divorce de l'employeur, ou cette autre où ils ont tous menacé de faire un suicide collectif parce que les salariés avaient été formé par un organisme affilié aux raéliens.

Donc, oké...oui...je vois.... Bon, très bien la prestation est de 1000 € la journée, je vous la fais à 750 €, oui...parce que c'est vous! Ahahaha! Oui c'est cher...non vous comprenez c'est une prestation « Intellectuelle » et pas manuelle, c'est l'esprit et pas la matière, c'est le cerveau et pas les tripes, (pour lui-même) c'est la tête et pas le cœur, c'est Dieu et pas les hommes , c'est le concept froid et pas la poésie....je m'égare. Très bien, on fait ça. A bientôt!

Aaaaah, quel supplice! Quel supplice! De faire un métier que je hais! Tout ça pour grappiller un peu d'argent et pour m'effacer des chiffres du chômage. D'ailleurs notre Président a décidé d'éradiquer le chômage pour toujours. Ils ont tous essayé de le faire depuis des années, je ne vois pas pourquoi en 2040 ça marcherait. Il a dit, lors d'une émission retranscrite en directe: « Je m'engage à révoquer le chômage! » Révoquer le chômage, comme Louis XIV a révoqué l'Édit de Nantes. Au fond le chômeur, c'est comme un protestant, ça gêne, ça pense pas comme tout le monde, c'est une contradiction vivante du système. Pour lutter contre le protestantisme, le roi avait décidé de l'usage de la persuasion et de la force. La persuasion d'abord et la force après.... Bon allez expliquer ça à un camisard, une de ces brutes mal-dégrossies que l'on recrutait dans les caniveaux. D'ailleurs si la persuasion a été utilisée, de loin, pour certains protestants des villes, ceux qui vivaient dans les montagnes ont plutôt vu la force...de près. Le roi demandait un rapport régulier de l'évolution du protestantisme sur le terrain à ses Ministres de « quartiers » - car ils géraient chacun un quart de la France. Ils s'appuyaient sur un réseau zélé d'Intendants, équivalents des Préfets. On remettait au roi ce qu'on appelle aujourd'hui vulgairement des « tableaux de bord » du nombre de conversions, du pourcentage de personnes qui avaient communiées. Peut-être qu'un Ministre par souci d'honnêteté distinguait entre les « vrais convertis » et ceux à qui on avait légèrement forcé la main. Il y avait une case pour ceux qui refusaient obstinément. Évidemment ces flagorneurs de Ministres se faisaient mousser pour montrer qu'ils faisaient mieux leur travail que le Ministre de l'autre quartier, la case des « obstinément rétifs » diminuait à chaque nouveau rapport. Un jour, le roi s'est réveillé, il faisait beau, le soleil illuminait la galerie des glaces d'une lumière chaude. Ses ministres l'attendaient au Haut conseil et lui présentèrent des rapports superbes sans ombre de « rétifs à la conversion ». Joie! Après un copieux déjeuner, le roi, soulagé et satisfait, signa la révocation de l'édit de Nantes puisque qu'il n'y avait plus de protestant dans le royaume. C'est une mesure qui l'a rendu très populaire.

Le chômeur est le protestant d'aujourd'hui. Il y en a près de 3000 000 qui n'exercent pas de métier, rien. Cela monte à à peu près 17% de la population active si l'on ajoute tout ceux qui travaillent qu'une partie du temps parce qu'ils ne l'ont pas choisi soit près de 4000 000. Je ne sais pas, si on ajoute les inactifs de tous âges on pourrait dire que ce pays ne tient, en terme de productivité pure (que l'on peut comptabiliser) que sur une minorité de la population.

Il y a un problème. On nous ment. Ou bien on estime que si la France est un pays riche cela tient au miracle – on a toujours pas prouvé, si je ne me trompe, comment la Terre tournait sur son axe – ou bien que la richesse est ailleurs? En fait, nos instruments de mesures de richesse économique moderne se basent sur une unité de principe: l'homo oeconomicus. Ce qu'on ne dit pas de l'homo oeconomicus c'est qu'il incarne le modèle parfait de la société individualiste dans laquelle nous vivons. C'est l'être capable de vivre en totale autarcie, coupée des autres, relié à l'extérieur uniquement par un contrat de travail et un salaire, ou un site internet et des honoraires. C'est l'homme qui est tombé dans un puis et qui se dit « finalement, après réflexions, je vais me faire ermite ».

Je ne sais pas si vous avez remarqué que, comme chômeur de longue durée, l'organisation de votre ANPE-Pôle Emploi local change tous les 3 à 6 mois. Un jour vous faites la queue pour pouvoir prendre un RDV où, là, vous ne ferez pas la queue. Un mois plus tard vous revenez dans la même agence vous vous dirigez vers le même agent qui vous explique que désormais il ne prend pas les RDV mais vous « redirige » vers une cabine téléphonique avec un numéro spécial. Un autre jour, vous allez dans la même agence et là vous ne voyez plus d'agent, puis subitement vous vous retournez et il est derrière vous. Il n'est plus agent d'accueil mais « consultant ». Il va se promener avec vous dans toute l'agence en vous indiquant comment il faut faire les choses mais sans les faire pour vous. « L'extrême légèreté de l'être » comme disait Kundera, l'extrême légèreté de l'agent de l'ANPE-Pôle Emploi, sinon l'extrême légèreté du service public.... Un jour vous revenez à votre agence et elle n'est plus. Un papier indique que les services ont été regroupés « pour les cadres c'est telle adresse et pour les autres c'est telle adresse... ». Ouf je suis cadre! Si j'avais été autre chose que cadre où aurais-je atterri?

Il paraît que, surtout en période électorale, commence une mousson de logiciels. Des nouveaux process, software etc... viennent rendre plus efficace la gestion du chômage. C'est à dire que par un nouvel algorithme le nombre de chômeurs diminue. C'est fou le progrès! Eh puis cette idée grandiose que le chômage doit être directement géré par l'État. En effet, plus le territoire est vaste plus la politique de réduction du chômage est efficace! C'est une question d'échelle! Pour le pays qui a imposé le mètre dans toute l'Europe, comment n'y avions nous pas pensé? Tous les travailleurs se ressemblent, par exemple, un comptable est pareil qu'il travaille au Nord ou au Sud. Un cadre de la fonction RH – pour ne citer que les métiers les plus glamours – est identique à un autre cadre de la fonction RH. Tout fonctionne de la même façon parce qu'on est tous « égaux face à la loi »! Ovide a pleuré sa patrie en Illyrie où il avait été exilé par Auguste. Ponce Pilate a été nommé dans les Pyrénées parce qu'il n'avait pas assuré après avoir tué un juif innocent qui s'est révélé être Dieu, Napoléon a été conduit à l'Ile d'Elbe d'où il a fait le chemin inverse. On ne peut pas décider de muter arbitrairement des personnes qui ne le veulent pas même s'il y a un besoin clairement identifié. En plus, aujourd'hui, l'homme est une somme de compétences, or les compétences sont interchangeables, donc les hommes sont interchangeables! Crésus a inventé la monnaie, on échange plus de produit mais l'argent qui représente la valeur estimative du produit. La compétence est la monnaie d'échange des hommes sur le marché du travail.

Généralement je me retourne dans la rue quand je vois une jolie femme. Presque instinctivement mon regard se porte sur sa poitrine, ses hanches et ses fesses, les yeux... après. Quand je pense qu'un dirigeant d'entreprise pourrait me regarder comme ça : « mmmh, quelles compétences généreuses ». Je le regarderai fixement et lui dirai « et mes yeux! » j'ai une âme aussi!

Mais les dirigeant d'entreprise sont aussi des êtres humains.... d'ailleurs je suis un dirigeant d'entreprise. Je vous présente ma secrétaire (son indexe) qui me sert à allumer mon ordinateur tous les matins. Ma table, fidèle au poste, et l'ordinateur, fidèle compagnon de cette exaltante aventure humaine qu'est la création de son entreprise. Je suis, comme vous l'avez deviné « Auto-entrepreneur ». Je suis entrepreneur de ma vie. Comme je suis jeune dynamique et que j'ai beaucoup de cheveux j'ai préféré être « auto-entrepreneur » plutôt que « salarié en portage salarial » réservé à des géronto-chauves en mal de salariat. Je suis entrepreneur et pas « porté »! J'entreprends tout, c'est une nouvelle vision du monde, une révolution mentale! Voyez par exemple je vais entreprendre de me faire une omelette à déjeuner plutôt qu'un couscous, mais ensuite, après avoir signé un accord avec moi-même je pourrais envisager de généraliser la consommation de salade de fruit au petit-déjeuner. En début d'année, depuis 2 ans que l'expérience dure, je présente mes vœux face...à la glace, un parterre attentif. Je fais le bilan de l'année écoulée et puis je trace les perspectives pour l'année à venir. Oui, je suis le type de dirigeant « visionnaire ». A la fin, je dis bien que j'assume l'entière responsabilité de mes actes et que je ne suis pas du genre à faire porter le chapeau de mes échecs sur mes salariés. Les rapports sociaux sont plutôt bons, les contestations sont rares, aucune réunion avec les représentant du personnel, pas de procédure contentieuse. Je mérite une palme. Rare sont de pareils consensus. Il est vrai que mon pied a fait quelque fois du manque de zèle. Il était devenu tout froid, un peu comme si, un matin vous ne voulez pas vous lever parce que vous savez que le travail que vous allez faire vous emmerde profondément. J'ai été voir le médecin de mon quartier à qui j'ai donné du « Monsieur le Médecin du Travail » et à qui j'ai soumis une attestation pour qu'il me la remplisse conformément à l'usage afin de savoir si mon pied pouvais bénéficier d'un arrêt maladie. Le client n'a pas été d'accord et bien que j'ai longtemps essayé de concilier la chèvre et le chou, entre moi qui promettais de faire faire le travail en temps et en heure et mon pied qui faisait du manque de zèle...J'ai fini par lâcher le client, préférant garder mon pieds, qui est, quand même, un bon et loyal salarié. D'ailleurs, il a repris très vite de ses forces, et était sur le pied de guerre trois jours plus tard.

Bon, revenons à notre travail. Donc le client m'a demandé de faire trois livrables – un projet d'accord d'entreprise sur les seniors, un tableau de bord sur l'égalité des hommes et des femmes et un power point sur la gestion du changement avec une accentuation sur la résistance au changement. Pourquoi est-ce que ça m'emmerde? Aaaah, je ne sais pas. Je ne comprends pas. Quand je pense à mon ancien collègue dont les yeux s'allument, la poignée de main s'humecte et le poil devient luisant lorsqu'il doit traiter ce genre de sujet. Je ne comprends pas. Rien que d'y penser me plonge dans une parfaite fatigue. Vite un lit (un lit apparaît  et disparaît aussitôt), vite un bain, chaud, savonneux (une poignée de douche émerge), j'ai dis un bain!

(Il compose un numéro hâtivement) Allô, Mathilde?? Oui...oui (peu à peu sa voix devient plus grave et chaude)...mmmh, tu fais quoi en ce moment? Mmmmh? Tu es sur ton lit...? Bon, ça te dis qu'on se prenne un petit café un de ces quatre? Oui...non, juste un petit café, un tout petit café, tout petit...oui...quoi? Ben on commence par un tout petit café, puis un double et un triple enfin, plus si affinité.... si tu vois ce que je veux dire...Allez salut, bisous, mmmm, je t'embrasse, oui, oui, moi aussi, oui sur le nez...aussi...ciao.

Ça commence par un café et ça fini dans un resto très cher. C'est toujours la même chose. Tout se paye de nos jours.

Le problème du travail c'est le problème du corps. Même combat. Même ennemi, l'autre. Pourquoi lorsqu'on est mal dans son corps on est mal au boulot. Certains n'arrivent pas à choisir un boulot. Ce sont les anorexiques du travail. Quand ils reçoivent leur paye, ils dépenses rapidement tout ce qu'ils ont gagnés. Les alcooliques du travail sont bien connus, ils commencent à travailler et ne voient jamais la fin. Ils tirent un plaisir malsain de la succession de tâches et ont peur de s'arrêter. Le monde est une toupie. Il y a les rêveurs, s'attachant à leur rêves pour ne pas être affrontés à la réalité rebutante de leur travail. C'est comme la femme qui couche avec un homme qu'elle n'aime pas et s'échappe dans un bovarysme nécessaire.

En fait le travail c'est le lien social, c'est l'affirmation du lien que l'on veut tisser avec les autres. Est-ce que je travaille pour de l'argent? Très bien , l'argent devient mon Maître. Est-ce que je veux travailler pour la reconnaissance sociale? Pareille pour la reconnaissance sociales. Est-ce que je travaille pour l'équipe? Très bien, ce qui est important pour moi, c'est la vie d'équipe. Est-ce que je travaille pour la machine, mon Maître c'est la technique, pour le client, mon Maître c'est la séduction, pour moi, mon Maître c'est mon Ego. Quelle idole se cache derrière le travail?(...)


(La suite au prochain épisode)