lundi 25 avril 2011

Société de réseau ou société de relations?

Ce thème, je vous le propose en débat.

En sortant la piscine ce matin dans une ambiance chlorée, en ce lundi de Pâque presque estival, j'ai repensé à ce que m'avait dit la guichetière : " Vous ne savez pas? On va être reclassé!" " Eh bien, alors, qui va donner les billets?" "Personne, il y aura un distributeur et des rotateurs comme dans le métro, une personne sera en charge de tout surveiller (...) C'est pour faire des économies."


Oui, je suis d'accord avec "On". Cela va faire des économies. A supposer qu'un poste de guichetier (pardon: "hôtesse de caisse") peut s'élever à 2000€ à côté duquel nous avons un surveillant de baignade, un éducateur sportif, un chef de bassin et une personne en charge de l'hygiène, cela peut monter à 15000€ par mois (généreusement) multiplié par 12, cela fait 170 000 € par an , ajoutons un 13eme mois et nous sommes à 185000€ de masse salariale par an. Comparez avec la somme des services externalisés d'une part (5000€ par mois) et du salaire mensuel d'un surveillant général (2000€), nous sommes à 85000€ par an, avec 13eme mois à 86000€. Les économies sont considérables.

 Évidemment c'est moins coûteux, mais est-ce que c'est plus humain? Rien est moins sûr.
 En réalité, nous vivons dans une société tellement soumise aux impératifs d'efficacités et "d'objectifs à atteindre" que nous en sacrifions la relation. Les quelques mots échangés, ces riens qui font que la vie peut paraître moins solitaire.

 Tous les régimes dictatoriaux ont attaqué la relation. La ville de Genève, à l'époque de Calvin avait monté une police des mœurs chargée de faire des "Visitations" au delà de 9 heure du soir afin de vérifier la bonne tenue morale de ses habitants. Un citoyen était-il convaincu de crypto-catholicisme? Il était envoyé en prison ainsi que toute sa famille qui, l'ayant su ne l'avait pas dénoncé. Cette époque a laissé des traces profondes chez les habitants de cette ville.Créer la suspicion entre les voisins est une façon efficace de combattre la relation même privée, afin d'imposer son pouvoir.

 Plus proche de nous, dans "Parler de Dieu est dangereux" (ed. 1985, Desclée de Brouwer) Tatiana Goritcheva reporte une scène d'interrogatoire au siège du KGB: "Quand, il y a 10 ans, on m'avait pour la première fois interrogé (...) j'avais découvert avec terreur que la plupart des questions n'avaient pas été directes, avaient visé autre chose. Par exemple, on m'avait demandé l'adresse de V.F. que j'avais donnée en pensant que le KGB pouvait se renseigner de toute façon. Or l'enquêteur avait voulu savoir à quel point nous étions liés (...)" Cette intellectuelle Russe, dont la conversion au christianisme, dans les année 70 avait réveillé la suspicion des autorités soviétiques, décide alors de choisir le silence. Dans cet exemple on voit comment ce qui est attaqué dans la relation  c'est cette part affective, ce mélange de tendresse, de commune vision du monde, peut-être de séduction, mais dont la recette relève de l'irrationnel, de l'inexplicable. Pourquoi aime-t-on cela plutôt qu'autre chose? Au fond, on ne sait pas. C'est cette part d'inexplicable qu'un régime rationaliste veut soumettre à la raison. Il y a des causes à tout et, derrière toutes les causes, il y a l'homme et pour combattre ces causes aliénantes de notre liberté (celle de vivre sans cause), il faut combattre l'homme. Le rationalisme soviétique est anti-humaniste.  L'auteur conclu : "Pourquoi cette tension? On trouvera cela ridicule, mais le plus dur est l'interdiction d'aimer".

 Cette dernière citation peut servir de socle d'ailleurs à tout ce qui a été dit avant et ce qui va être dit maintenant, un peu comme le moine copiste qui trace le premier caractère du texte dicté, au milieu de la page.

Loïc Boltanski et Ève  Chiapello dans "Le Nouvel Esprit du Capitalisme" (réédition 2007) démontrent que la société de mai 68 au noms de valeurs "artistiques" de créativité et d'individualité a substitué à une société autoritaire fondée sur le principe d'obéissance, une société réticulaire fondée sur le principe d'épanouissement individuel. Mais c'est pour mieux critiquer cet état de fait - et je le soutiens d'ailleurs - car, en effet, la société réticulaire se veut libérée des contingences du passé. L'homme se définit par un réseau de relations qu'il contribue à étendre. Mais le réseau n'est pas une relation car le lien n'est fondé que sur l'intérêt - exemple: trouver du travail - Le réseau est proche (la famille) ou lointain (relations extra-professionnelles), inné ou acquis il est sans cesse soumis à un objectif utilitariste qu'est l'épanouissement individuel du "moi". Mais "qui suis-je"? C'est alors que le système en contradiction flagrante avec ses principes propose un modèle idéal typique d'un homme créatif qui connaît ce qui le rend heureux. En conséquence, chaque échec lui est imputé à cet être du nouveau capitalisme. Lorsque la réussite n'est imputable à soi et non à l'autre pourquoi la partager? A lors on est heureux avec ses succès, on est triste avec ses défaites, mais... tout le monde s'en fou. Si Pascal disait "Le Moi est haïssable" ses descendants répondent 'Le Moi est aimable...en prison."

En conclusion, je dirai que la société actuelle soumise aux impératifs libéraux est une menace pour la relation. Au nom de l'efficacité économique on substitue à la relation de l'homme à l'homme celui de l'homme à la machine, au nom de la raison, on jette le soupçon pour atteindre l'homme dans sa vie privée. Pour échapper à ce carcan on rend l'homme responsable de son bonheur.

 J'invite les économistes et les penseurs à se poser la question:
- Comment reconstruire la confiance entre les entreprises et les travailleurs après tant d'année de précarité?
- Comment éviter la tyrannie économique de l'efficacité et du moindre coût?
- Enfin au lieu de penser en terme de valeur à imposer, qu'elles sont les valeurs qu'il faut libérer?