jeudi 17 février 2011

"Valeur sûre" de Stephen GREEN (ed 2010)

L'ouvrage paru en 2010 (éditions: Communio) intitulé "Valeur sûre" dans sa traduction française et ayant comme sous-titre: "réflexions sur l'argent et la morale dans un monde incertain" a comme auteur le Président du prestigieux groupe bancaire HSBC, diacre anglican.

Pour celui qui s'intéresse à l'économie autant qu'à la morale, cet ouvrage ne peut que réveiller sa curiosité. D'abord, est-ce qu'un Président de banque et diacre va s'exprimer d'avantage comme un banquier ou plutôt comme un clerc? Quelle position va-t-il choisir entre Mammon et Dieu? Va-t-il tenir un langage mercantiliste ou plutôt spirituel?

L'ouvrage est agréablement illustré d'exemples nombreux tirés de l'Histoire comme des événements actuels. De jolies citations d'auteurs principalement anglais viennent agrémenter les titres. 

Du point de vu des valeurs, l'auteur commence fort et ce n'est pas pour déplaire. Selon lui, on assiste au cours des cinquante dernières années à une vive accélération de cette perte de certitude. Frankle y voit quelque chose qui mène inévitablement à deux névroses compensatoires: la volonté de puissance (où l'argent n'est, en réalité qu'une manifestation) et la volonté de plaisir (dans laquelle le sexe devient une obsession). C'est le malaise propre et généralisé d'une société qui a dépassé le stade pour la survie.

La société d'abondance dans laquelle nous vivons a pour effet (volontaire ou pas) de taire la conscience et, de par les facilités que procure le monde, de permettre à l'homme de vivre à la surface des choses sans se poser la question du sens. Du moins, l'homme contemporain attend que le sens lui vienne d'ailleurs mais il est incapable de le trouver en lui. Dans la pièce "En attendant Godot" (de God = Dieu en anglais) de Samuel Beckett, Godot ne vient pas. De même, dans "Le désert des Tartares" de Dino Buzzati les ennemis ne viennent jamais, et le protagoniste au lieu de mourir sur le champs d'honneur, meurt piteusement dans une auberge au bord de la route, une mort sans gloire, insensée comme sa vie d'ailleurs qui n'était qu'une interminable attente. (Mais ceci est un ajout du blogueur!) Une époque donc qui oublie la question du sens.

Cet oubli du sens est facilité par la chute des grandes croyances populaires notamment dans le progrès, la conscience de notre imperfection et notre capacité d'espérer à toute épreuve. "Une espérance aussi étrange que le mal". L'auteur nous invite à chercher le sens "dans nos commencements". Il s'agit de revenir "chez nous" en nous-même. Il faut aussi combattre notre tendance au cloisonnement qui nous pousse quelque fois à commettre des horreurs en récitant Faust de Goethe. Ce cloisonnement est un refuge pour échapper à l'ambiguïté de notre nature humaine et aux questions de conscience qu'elle pose.

La suite de l'ouvrage est un développement de ces points essentiels abordés et agencés de façon particulière. L'auteur développe par la suite, de façon chronologique, les phases d'expansion  de l'humanité invitée à se répandre sur toute la surface de la terre, et aujourd'hui, la phase de la convergence de l'humanité. A ces deux phases correspondent des défis particuliers. La phase d'expansion a buté sur le péché des constructeurs de la Tour de Babel. Au lieu de conquérir toute la terre, les hommes ont préféré se regrouper pour construire une Tour qui leur permettrait de rejoindre Dieu directement. Dans la deuxième phase, l'auteur montre que, historiquement, l'accroissement des échanges économiques n'a pas systématiquement correspondu à l'exportation de la paix dans le monde. En s'appuyant sur Teilhard de Chardin, l'auteur tente de nous faire comprendre l'importance de cette convergence humaine. Mais je dois dire qu'il est préférable d'avoir lu Teilhard de Chardin avant. L'homme sort de son étroitesse individualiste et matérialiste vers l'établissement d'une relation avec ses semblables plus spirituelle et fondée sur la notion de "personne". La mondialisation, un processus irréversible selon l'auteur, doit se comprendre ainsi et non comme conduisant vers un choc des civilisations vision réductionniste et matérialiste d'un Samuel Huntington.

Dans le chapitre III "Le grand bazar de la mondialisation", l'auteur tente de comprendre le rôle de l'argent dans le processus. Est-ce que l'argent a été considéré comme un simple moyen "l'huile qui permet au rouage du commerce de tourner" (David Hume 1741) ou "la racine de tous les maux"? (Saint Paul)

Un exposé historique nous fait passer de l'attitude de refus catégorique de l'usure par l'Église catholique, refus reposant sur un compromis accepté par les riches - n'aimant pas l'effet déstabilisateur du commerce - et les pauvres, les premières victimes. Puis, dans le monde protestant, Jean Calvin lève l'interdiction pesant sur l'usure en affirmant qu'il y a une place au paradis pour les usuriers. Adam Smith va permettre l'accession du monde du commerce et de la finance au même niveau inattaquable de moralité que le monde naturel.  Edmund Burke ira jusqu'à déclarer "Les lois du commerce sont les lois de la nature, et par conséquent les lois divines" faut-il en déduire que l'expansion de la liberté dans le monde se fera par le commerce? L'auteur ne porte pas de jugement définitif, c'est un fait, le développement du commerce correspond à un instinct de survie de l'humanité inscrit dans le fond des âges préhistoriques. Le sens vient après. Chacun fait partie d'un tout.

S'ensuit de belles pages sur l'atomisation des relations, l'aliénation qui donne ce sentiment de "solitude au milieu de la foule". La brisure des liens entre les hommes qui "d'harmonieux deviennent antagonistes" (Marx) fait regretter la supposée communion romantique de l'homme avec la Nature dans une société largement urbanisée. Dans le roman d'Albert Camus "l'Etranger" (1942), le protagoniste Meursault s'efforce de construire un système individuel de valeurs pour répondre à la disparition des anciennes. Conséquence, il vit dans un état d'anomie (perte totale de conviction et d'objectif) qui le conduit vers une mort certaine. Dans Steppenwolf (1927) Hermann Hesse décrit l'homme contemporain comme un "loup au milieu des steppes" c'est-à-dire un homme obsédé par le sentiment d'être inadapté au monde au vu et au su de tous soit des gens ordinaires. L'homme est coincé entre son animalité et son humanité incapable de réconcilier les deux. Bref, l'individualisme contemporain est arrivé à son terme l'homme ne peut plus se suffire à lui-même.

L'auteur ensuite analyse la crise de 2008, liée, comme toutes les autres, à un optimisme trop grand dû à une nouvelle technologie. On découvre le péché d'hybris qui consiste à rechercher désespérément à être reconnu et admiré même s'il faut utiliser des moyens illégaux comme vendre des actions d'une compagnie qui n'existe pas. Je ne vais pas aller en détail sur ce point. Il est vrai qu'au moment de la crise, l'auteur rappelle que les dirigeants des pays en voie de développement ont été très critiques à l'égard de l'Occident l'accusant de ne pas avoir inscrit le développement dans une vision. L'absurdité de la culture capitaliste actuelle fondée sur la nécessité de faire de l'argent est la cause première de sa chute. Selon l'auteur nous aurions cédé à la tentation de cloisonner entre la morale et l'économie.

Pour finir, si l'auteur s'exprime davantage comme un diacre au début de son livre avec néanmoins une impressionnante référence à l'inépuisable culture anglaise non religieuse, il s'exprime d'avantage comme un homme d'affaire vers la fin. La ligne de partage entre l'Argent et Dieu n'est pas toujours évidente. En effet, son attachement à la culture du "marché" semble quelque fois donner l'impression que l'Économie a envahi le champ de la morale et non l'inverse. Sa réflexion spirituelle est plutôt pauvre vers la fin, ainsi nous apprenons que "la domination des mers par la marine britannique a permis la fin de l'esclavage dans les colonies à la fin du XIXe siècle". Il semble dans ces lignes céder à la tentation d'expliquer que le commerce génère le progrès humain. L'économie passe avant l'homme. En effet, c'est grâce à l'efficacité des bateaux anglais qu'il a été possible de se passer économiquement des esclaves. Je rappelle que l'abolition de l'esclavage s'est fait en France en 1848 parce que l'on considérait les esclaves comme des hommes et non pour des raisons mercantilistes. Très pragmatique, l'auteur souligne une tendance naturelle de l'homme à répartir les richesses généralement parce qu'il est broyé par la mauvaise conscience, au pire parce qu'il considère que c'est une bonne façon d'investir. Ensuite, comme pour se justifier l'auteur cite Saint François d'Assise "parce que c'est en donnant que l'on reçoit", mais cette raison arrive en dernier. On voit donc que l'auteur reste influencé par les explications utilitaristes benthamiennes. Or, ne faut-il pas se défaire complètement de ces conceptions lorsque l'on recherche les vrais valeurs sous-jacentes qui unissent l'humanité? Attention à l'édulcoration!

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